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Comme tous les jours après sa tournée des cafés, Rogelio Tizón fait cirer ses chaussures. Le cireur s’appelle Pimporro. Ou, du moins, on l’appelle ainsi. Cette journée qui commence est calme, et la matinée dessine les premières franges de soleil entre les stores et les voiles de bateau tendues de balcon à balcon pour donner de l’ombre à la rue de la Viande, devant l’échoppe de gravures et d’estampes. Il fait chaud, et l’on peut parcourir la ville entière sans rencontrer un souffle de vent. Chaque fois qu’une goutte de sueur glisse le long du nez penché de Pimporro et tombe sur le cuir luisant des bottes, le cireur – aussi noir que l’évoque son métier – l’enlève d’un mouvement rapide des doigts et poursuit son travail, en frappant de temps en temps le manche de la brosse contre ses paumes, avec des claquements sonores non exempts d’une virtuosité exhibitionniste et caraïbe. Clac, clac. Clac, clac. Comme d’habitude, il s’efforce de se faire bien voir de Tizón, tout en sachant que celui-ci ne le paiera pas. Il ne paye jamais.
— L’autre pied, monsieur le commissaire.
Tizón, obéissant, retire la botte astiquée et pose l’autre sur la caisse en bois du cireur, qui frotte agenouillé par terre. Debout et adossé au mur, le chapeau de paille estival blanc à ruban noir et un peu froissé baissé sur la figure, un pouce dans la poche gauche du gilet et la canne à tête de bronze dans l’autre main, le policier observe les passants.
Bien que les affrontements militaires continuent le long du canal qui sépare l’île de León de la terre ferme, cela fait trois semaines qu’une bombe n’est pas tombée sur Cadix. On le sent à l’attitude détendue des gens : femmes qui bavardent leur panier au bras, domestiques qui récurent les porches, boutiquiers qui, de la porte de leur commerce, regardent avec avidité les étrangers oisifs qui montent et descendent la rue ou s’arrêtent devant l’échoppe des estampes, où l’on vend des gravures de héros et de batailles, gagnées ou présumées telles, contre les Français, avec une profusion de portraits du roi Ferdinand, debout, à cheval, en buste et en pied, accrochés autour de la porte avec des pinces à linge : toute une panoplie patriotique. Tizón suit des yeux une jeune femme en mantille dont les franges de la jupe font ressortir le balancement des hanches tandis qu’elle passe en frappant du talon avec l’élégance d’une maja. D’une taverne voisine, un garçon apporte un verre de limonade au policier qui, irrévérencieux, le pose entre deux veilleuses consumées et éteintes dans une niche du mur en carreaux de faïence bleue où se trouve l’effigie sanglante, accablée par la couronne d’épines et la chaleur de la rue, de Jésus de Nazareth.
— Alors comme ça, rien de nouveau, camarade.
— Je vous l’ai dit, monsieur le commissaire. – Le Noir baise le pouce et l’index croisés d’une main. – Rien de rien.
Tizón boit une gorgée de limonade. Sans sucre. Le cireur est un de ses informateurs, rouage minuscule mais utile – il exerce dans le centre de la ville – du vaste réseau de mouchards qu’entretient le policier : maquereaux, prostituées, mendiants, portefaix, garçons de taverne, domestiques, débardeurs du port, matelots, postillons et divers délinquants mineurs, tels que voleurs à la tire dans les cafés et la rue, pilleurs de voitures et de chaises de poste, détrousseurs de montres et autres fouilleurs de poches. Tous gens bien placés pour surprendre des secrets, écouter des conversations, assister à des scènes intéressantes, identifier des noms et des visages que le policier classera et archivera pour s’en servir au moment opportun, dans l’intérêt du service ou dans le sien propre : des intérêts qui ne coïncident pas toujours, mais qui sont tous rentables. Tizón paie certains de ces indicateurs. D’autres, non. La majorité collabore pour les mêmes raisons que Pimporro le cireur. Dans une ville et en un temps où il est souvent nécessaire de gagner sa vie « de la main gauche », un peu de bienveillance policière peut être la plus efficace des mesures de protection. Sans compter qu’une dose d’intimidation joue aussi son rôle. Rogelio Tizón appartient à cette classe d’agents de l’autorité à qui l’expérience du métier a appris que l’on ne doit jamais baisser la garde ni relâcher la pression. Il sait que son travail n’est pas de ceux que l’on peut accomplir avec des bons sentiments et des tapes dans le dos. Il ne l’a jamais été depuis qu’il y a des policiers en ce monde. Lui-même essaye de le confirmer autant qu’il le peut, assumant sans états d’âme jusqu’aux aspects les plus scabreux de sa renommée, dans ce Cadix où tant de gens jurent sur son passage mais toujours – vu la manière dont il les tient – à voix basse. Comme il se doit. Cet empereur romain qui préférait être craint qu’aimé avait raison. Toute la raison du monde et un peu plus encore. Il y a une forme d’efficacité qui ne s’obtient que par la peur.
Tous les matins, entre huit heures et demie et dix heures, le commissaire fait la tournée des cafés pour jeter un coup d’œil sur les nouvelles têtes et vérifier si celles qu’il connaît sont toujours là : le café de la Poste, l’Apollon, le café de l’Ange, celui des Chaînes, le Lion d’or, la pâtisserie de Burnel, celle de Cosí et quelques autres établissements ponctuent ce parcours, avec de nombreuses escales intermédiaires. Il pourrait laisser cette ronde à un subordonné, mais il y a des affaires que l’on ne peut pas confier aux yeux et aux oreilles de tiers. Policier par instinct plus encore que par profession, Tizón renouvelle dans ces promenades quotidiennes sa vision de la ville qui est son terrain de travail, prenant son pouls là où il bat le plus fort. C’est le moment des informations livrées au passage, des conversations rapides, des regards significatifs, des indices apparemment banals qui, confrontés ensuite, dans la solitude du bureau, avec la liste des voyageurs enregistrés dans les auberges et les pensions, orientent l’activité routinière. La chasse de chaque jour.
— Voilà, monsieur. – Le cireur essuie sa sueur du dos de la main. – Deux vrais miroirs.
— Combien je te dois ?
La question est aussi rituelle que la réponse.
— C’est déjà réglé.
Tizón lui donne deux petits coups de canne sur l’épaule, vide le reste de la limonade et poursuit son chemin en arrêtant son regard, suivant son habitude, sur les passants que, par leur mise et leur aspect, il identifie comme des étrangers. Sur la place du Palillero, il voit plusieurs députés se diriger vers San Felipe Neri. Presque tous jeunes, portant un habit qui découvre le gilet, un chapeau léger en jonc ou en abaca des Philippines, une cravate aux tons clairs, un pantalon ajusté ou avec des bottes à franges, suivant la mode de ceux qui se désignent comme des libéraux par opposition aux parlementaires partisans à outrance du pouvoir absolu du roi, lesquels s’habillent de façon plus formelle et apprécient davantage les redingotes et les vestes rondes. Les Gaditans ironiques surnomment de plus en plus souvent ces derniers les serviles, mettant ainsi en évidence les préférences populaires dans le débat de plus en plus acerbe sur la question de savoir si la souveraineté appartient au monarque ou à la nation. Un débat dont, il faut bien le dire, le commissaire se moque comme d’une guigne. Libéraux ou serviles, rois, régences, juntes nationales, comités de salut public ou mamamouchis du grand Tamerlan, quiconque régnera en Espagne aura besoin de policiers pour se faire obéir. Pour faire revenir le peuple, après avoir rentabilisé convenablement ses ovations ou sa colère, à la réalité quotidienne.
En croisant les députés, et par simple instinct professionnel devant toute autorité, Tizón tire son chapeau avec le même empressement que si on lui ordonnait – on ne sait jamais ce qui peut arriver – de les mettre tous en prison. Il reconnaît parmi eux les yeux clairs et glauques, semblables à des huîtres crues, du très jeune comte de Toreno ; également l’influent Agustín Argüelles, perché sur ses longues jambes, et les Américains Mexía Lequerica et Fernández Cuchillero. Tizón sort sa montre de son gousset et constate qu’il est dix heures passées. Bien que les réunions quotidiennes des Cortès commencent officiellement à neuf heures précises, il est rare que le quorum soit atteint avant dix heures et demie. Leurs seigneuries – et en cela il n’y a pas de différence entre libéraux et serviles – n’aiment guère se lever tôt.
Tournant à gauche dans la rue de la Véronique, le commissaire entre dans une gargote tenue par un montañés – un « montagnard », autrement dit un homme originaire des monts Cantabriques, très loin dans le Nord –, qui fait aussi marchand de vin. Le patron œuvre derrière le comptoir à remplir des flacons pendant que sa femme lave des verres dans l’évier, entre des saucissons pendus à une solive et des tonneaux de sardines salées.
— J’ai un problème, camarade.
L’homme le regarde, soupçonneux, un cure-dent dans la bouche. Il connaît suffisamment Tizón pour savoir que le problème du policier ne tardera pas à être le sien.
— Dites-moi.
Il sort de derrière le comptoir et Tizón l’emmène au fond, près de sacs de pois chiches et d’une pile de caisses de morue séchée. La femme les regarde avec inquiétude, tendant l’oreille, la mine renfrognée.
— Cette nuit, on a vu chez toi des gens à une heure indue. Et en train de jouer aux cartes.
L’homme proteste. C’était un malentendu, dit-il en crachant le cure-dent. Des étrangers se sont trompés d’endroit et il n’a pas dit non à quelques pièces de monnaie. C’est tout. Quant aux cartes, c’est une calomnie. Le faux témoignage d’un salaud de voisin.
— Mon problème, poursuit Tizón, impassible, est que je dois te mettre une amende. Quatre-vingt-huit réaux, pour être exact.
— C’est injuste, monsieur le commissaire.
Tizón regarde le gargotier jusqu’à ce que celui-ci baisse les yeux. Originaire de la sierra de Bárcena, dans la région de Santander, c’est un individu grand et fort, moustachu, qui a passé toute sa vie à Cadix. Plutôt paisible, à ce que sait le policier. Du genre « vivre et laisser vivre ». Son unique faiblesse est celle de tout le monde : il ne résiste pas à la perspective d’empocher quelques pièces de plus. Le policier sait que dans la gargote, une fois la porte de la rue fermée, on joue aux cartes en contrevenant aux ordonnances municipales.
— Pour cet « injuste », répond-il froidement, l’amende vient d’augmenter de vingt réaux.
L’autre pâlit, balbutie des excuses et cherche le regard de sa femme. Il proteste : c’est faux qu’on ait joué ici cette nuit. C’est une maison décente. Vous n’avez pas le droit.
— Nous en sommes à cent vingt réaux. Modère ton langage.
Indigné, le gargotier lâche un « Bon Dieu de merde ! » en assénant sur un sac un coup de poing qui envoie valser au sol une volée de pois chiches. Ce juron restera entre nous, relève Tizón, toujours impavide. Je mets ça sur le compte de tes nerfs et je ne t’accuserai pas de blasphème public. Bien que je devrais. Je ne suis pas non plus pressé. Nous pouvons y passer la matinée, si tu veux. Nous distrairons ta femme et les clients qui entrent : toi en protestant et moi en faisant monter l’amende. Et, à la fin, je fermerai ta boutique. Aussi, ne va pas plus loin, camarade. Tu en as déjà assez fait.
— On peut peut-être s’arranger ?
Le policier se compose une mine délibérément ambiguë. L’air de ne s’engager à rien.
— On m’a dit que les trois de cette nuit ne sont pas des gens d’ici. Un peu particuliers… Tu les connaissais ?
De vue, admet l’homme. L’un loge à l’auberge de Paco Peña, dans la rue des Rémouleurs. Un dénommé Taibilla. Il porte un bandeau sur l’œil gauche et on dit qu’il a été militaire. Il se fait appeler lieutenant, mais le gargotier ne sait pas s’il l’est.
— Il a de l’argent ?
— Plutôt.
— De quoi ont-ils parlé ?
— Ce Taibilla connaît des gens qui font entrer et sortir les étrangers. Ou peut-être qu’il les fait passer lui-même… Ça non plus, je ne le sais pas.
— Par exemple ?
— Un esclave noir, un jeune. En fuite. Ils lui cherchent un bateau anglais.
— Gratis ?… Ça m’étonne.
— Je crois qu’il a emporté l’argenterie de son maître.
— Je comprends mieux. Sinon, tout ce travail pour un nègre…
Tizón prend note mentalement de tout. Il est au courant de l’affaire – le marquis de Torre Pacheco s’est plaint, il y a une semaine, de la fuite de l’esclave et du vol de l’argenterie – et l’information peut lui être utile. Rentable, aussi. Une de ses recettes éprouvées est de ne pas montrer un intérêt excessif pour ce qu’on lui raconte. Cela fait monter le prix de la marchandise, et il aime acheter bon marché.
— Donne-moi quelque chose de plus consistant. Continue.
Le gargotier regarde sa femme qui feint de poursuivre son labeur devant l’évier. Ces gens se sont aussi occupés, dit-il en baissant la voix, d’une famille qui se trouve à El Puerto de Santa María et qui veut entrer dans Cadix : un fonctionnaire de Madrid avec sa femme et leurs cinq enfants, disposé à payer pour la traversée et les lettres de résidence, si on les leur procure.
— Combien ?
— J’ai cru entendre mille réaux et des poussières.
Le commissaire sourit intérieurement. Il aurait arrangé l’affaire du Madrilène pour la moitié de cette somme. D’ailleurs, il le pourrait peut-être encore, s’il lui mettait la main au collet. Un des innombrables avantages par rapport à des chevaliers d’industrie tels que l’homme au bandeau sur l’œil est que, comparés aux prix pratiqués par cette engeance, les siens sont imbattables. Garantis en outre par une respectabilité officielle transparente, avec tampon authentique, et sans le moindre trucage. Puisque c’est Tizón en personne qui certifie la validité de ces papiers.
— Et qu’est-ce qu’ils ont dit aussi ?
— Pas grand-chose d’autre. Ils ont mentionné un mulâtre.
— Allons bon. Ç’a été une nuit de moricauds à ce que je vois… Et ce mulâtre ?
— Encore un qui circule beaucoup. Apparemment, il fait l’aller-retour entre ici et El Puerto.
Tizón enregistre le détail, tout en soulevant son chapeau pour éponger la sueur. Il a déjà entendu dire que ce mulâtre, patron d’une barque, faisait de la contrebande entre les deux rives, comme bien d’autres ; mais pas qu’il faisait passer des gens. Il faudra enquêter sur cet individu, conclut-il. Voir avec qui il est de mèche et quels endroits il fréquente.
— Et de quoi s’agissait-il ?
Le gargotier fait un geste vague.
— Quelqu’un veut aller retrouver sa famille de l’autre côté… J’ai cru entendre que c’est un militaire.
— De Cadix ?
— C’est ce que j’ai compris.
— Soldat ou officier ?
— Officier, je crois.
— Ça, au moins, c’est du solide… Tu as entendu son nom ?
— Là, vous m’en demandez trop.
Tizón se gratte la moustache. Un officier disposé à passer à l’ennemi est toujours dangereux. Il arrive là-bas, il parle beaucoup pour se faire bien voir, et de la désertion à la trahison le pas est vite franchi. Et même si les déserteurs relèvent de la cour martiale, tout ce qui concerne l’information et l’espionnage transite par son service. Particulièrement en ce moment, alors que l’on croit voir des espions partout. À Cadix et dans l’Île, les patrons de barques qui transportent des déserteurs sont passibles de lourdes peines, et il est interdit de débarquer un émigré sans l’avoir fait passer au préalable par le bateau de la Douane mouillé dans la baie. À terre, tout propriétaire d’une pension, d’une auberge ou d’une maison particulière est tenu d’informer de l’arrivée de nouveaux hôtes ; et pour circuler dans la ville, il faut être porteur d’une lettre délivrée par les autorités. Tizón sait que le gouverneur Villavicencio tient prêt un arrêté de police encore plus énergique, prévoyant la peine de mort pour les infractions graves, mais qu’il en retarde la publication. Dans les circonstances présentes, une rigueur portée à l’extrême signifierait exécuter la moitié de la ville et expédier l’autre moitié en prison.
— Bien, camarade. S’ils reviennent, tends l’oreille et tiens-moi au courant. D’accord ?… En attendant, ferme à l’heure à laquelle tu dois fermer. Occupe-toi de tes affaires, et plus question de cartes.
— Et l’amende ?
— C’est ton jour de chance. Nous la laisserons à quarante-huit réaux.
Il fait aussi chaud à l’ombre qu’au soleil quand le commissaire sort et traverse la place San Juan de Dios pour gagner son bureau du commissariat aux Quartiers : une vieille bâtisse avec des grilles en fer forgé, collée au couvent de Santa María, près de la Prison royale. Bien que la matinée soit déjà avancée, les étals de fruits, de légumes et de poissons fourmillent de monde sous les stores qui s’étendent de l’Hôtel de Ville au Boquete et aux portes du quai. Attirés par les denrées exposées à la chaleur, des essaims de mouches montent à l’assaut. Tizón desserre la cravate qui ceint son cou et s’évente avec son chapeau. Il ôterait bien sa veste pour rester en gilet et manches de chemise – bien que celle-ci soit en toile fine, elle est trempée de sueur –, mais il y a des choses que les monsieurs bien élevés, commissaires de police de surcroît, ne peuvent se permettre. Il n’a pas la prétention de faire partie des premiers ; mais être des seconds impose une certaine retenue. Tout n’est pas qu’avantages dans son métier et sa position.
Quand il tourne en passant devant le porche de pierre de Santa María, Rogelio Tizón aperçoit de loin Cadalso, son adjoint, accompagné de son secrétaire. Ils doivent l’attendre depuis un bon moment, car ils viennent à sa rencontre avec l’air de gens qui apportent des nouvelles importantes. Et il faut qu’elles le soient, estime le commissaire, pour que le secrétaire, rat de bureau et ennemi juré de la lumière du soleil, sorte dans la rue par une journée comme celle-là.
— Que se passe-t-il ? demande-t-il quand ils arrivent à sa hauteur.
En toute hâte, les deux hommes le mettent au courant. On a découvert une fille morte. La chaleur quitte Tizón d’un coup. Quand il finit par articuler un mot, il sent que ses lèvres sont glacées.
— Morte, comment ?
— Bâillonnée, monsieur le commissaire. Et le dos déchiqueté à coups de fouet.
Il les regarde, désorienté, tentant de digérer la nouvelle. Cela ne se peut pas. Il essaye de réfléchir à toute allure, mais il n’y parvient pas. Les idées se bousculent.
— Où cela ?
— Tout près d’ici. Dans la cour d’une maison en ruine qui se trouve au bout de la rue du Vent, presque au coin. Ce sont des enfants qui l’ont trouvée en jouant.
— Impossible.
Le secrétaire et l’adjoint regardent leur chef avec une curiosité inhabituelle. L’un remonte ses lunettes sur son nez et l’autre fronce son front obtus.
— Pourtant ça ne fait aucun doute, dit Cadalso. Elle a seize ans et habitait le quartier… Sa famille la cherchait depuis hier soir.
Tizón hoche négativement la tête, bien qu’ignorant encore pourquoi. La rumeur de la mer qui bat au pied du rempart lui semble maintenant assourdissante, comme si elle était juste sous les chaussures fraîchement cirées par Pimporro. Le froid insolite se répand dans tout son corps et le pénètre jusqu’à la moelle.
— Je vous dis que c’est impossible.
Il a frissonné et il voit que ses subordonnés l’ont remarqué. Soudain, il sent le besoin de s’asseoir, n’importe où. De réfléchir tranquillement. En prenant son temps et seul.
— Elle a été tuée comme les autres ? Vous en êtes sûrs ?
— Exactement pareil, confirme Cadalso. Je viens de voir le cadavre. Ça fait un bon moment que je vous cherche… J’ai dit qu’on ne laisse pas les gens approcher et que personne ne touche à rien.
Tizón n’écoute pas. Impossible, répète-t-il de nouveau entre ses dents. Complètement impossible. L’autre l’observe sans comprendre.
— Pourquoi répétez-vous ça, monsieur le commissaire ?
Tizón regarde son adjoint comme si c’était un imbécile.
— Il n’est jamais rien tombé dans les parages.
Il a dit cela sans pouvoir s’en empêcher, comme s’il formulait une protestation. Et bien sûr, dit comme cela, ça semble absurde. Lui-même, en entendant sa voix, en est conscient. Aussi n’est-il pas étonné de voir Cadalso et le secrétaire échanger un regard inquiet.
— Pas une bombe, ajoute-t-il, n’est tombée dans la ville depuis des semaines.
*
Le petit convoi, quatre voitures grises tirées par des mules, traverse en cahotant le pont de bateaux et avance le long de la rive gauche du San Pedro, en direction du Trocadéro. Assis à l’arrière de la dernière voiture – la seule qui soit munie d’une capote pour protéger du soleil –, les jambes pendantes, le sabre entre elles et un foulard sur la figure pour ne pas respirer la poussière soulevée par les mules, le capitaine Desfosseux perd de vue les dernières maisons blanches d’El Puerto de Santa María. Le chemin décrit un arc qui suit le tracé de la côte, entre l’étendue désertique avoisinant la rivière et la marée basse qui découvre, en rétrécissant l’embouchure de celle-ci, un large bras de vase verdâtre, avec, au second plan, la barre de San Pedro et, dans le fond, tapi dans le bleu de l’eau immobile, Cadix derrière ses remparts.
Simon Desfosseux a quelques raisons d’être satisfait. Le chargement des voitures est celui qu’il espérait, et il vient de passer deux jours paisibles à El Puerto, en profitant des diverses commodités de l’arrière – un bon lit, une nourriture convenable en place du pain noir, de la demi-livre de viande dure et du quart de vin rance de la ration quotidienne – pendant qu’il attendait l’arrivée du convoi venant lentement de Séville, escorté par un détachement de dragons et d’infanterie. Ce qui n’a pas préservé pour autant ledit convoi des attaques de la guérilla : une près de l’auberge du Biscayen au pied de la sierra de Gibalbín, et l’autre près de Jerez, au gué du Valadejo. Les voitures et leur chargement sont finalement parvenus à destination hier sans autre perte qu’un mort et deux blessés, avec cette triste circonstance que le mort était un jeune cornette, disparu en allant remplir des gourdes dans un ruisseau et retrouvé au petit matin nu et attaché à un arbre, avec l’aspect d’un homme qui a mis beaucoup trop longtemps à mourir.
Le lieutenant Bertoldi, qui était dans la voiture de tête, apparaît sur un côté de la route, en train de fermer sa braguette après s’être soulagé dans les broussailles. Il ne porte ni chapeau ni sabre, sa veste est ouverte et son gilet déboutonné sur son ventre, et la terrible chaleur le fait suffoquer. Sa peau est rouge comme celle d’un Indien des prairies américaines.
— Tenez-moi compagnie, lui dit Desfosseux.
Il lui tend la main et l’aide à s’asseoir près de lui à l’arrière de la voiture, à l’ombre. Après l’avoir remercié, Bertoldi se couvre le nez et la bouche avec le foulard sale qu’il portait noué autour du cou.
— Nous ressemblons à des bandits de grands chemins, remarque le capitaine, la voix étouffée par son propre foulard.
Le lieutenant éclate de rire.
— En Espagne, admet-il, c’est le cas de tout le monde.
Il jette vers l’arrière un regard nostalgique, car il a profité sans retenue des deux jours d’oisiveté. Sa présence n’était pas nécessaire, mais Desfosseux a exigé de l’avoir avec lui, certain qu’un repos loin du feu de contrebatterie espagnol, sans autre souci que celui de réussir à marcher droit avec le contenu de plusieurs bouteilles dans le corps, ne pourrait lui faire que du bien. Et, d’après ses informations, il en a été ainsi. De ces deux nuits, Bertoldi en a passé une dans une taverne et l’autre dans un bordel : celui qui est réservé aux officiers sur la place de l’Embarcadère.
— Ah, ces Espagnoles…, commente-t-il, rêveur. Gabacho cabrón, disent-elles pendant qu’elles se déshabillent, comme si elles allaient vous arracher les yeux. Quelle race ! Tellement primitives, avec leurs éventails et leurs rosaires. Elles ressemblent à des Gitanes, mais elles vous font payer comme si elles étaient des marquises… Fichues putains !
Desfosseux regarde, distrait, le paysage. Il pense à ses problèmes. De temps en temps, avec l’expression amoureuse d’une poule qui surveille ses poussins favoris, il se retourne pour contempler le chargement de la voiture, couvert de bâches et soigneusement arrimé sur de la paille avec des coins de bois. Son adjoint jette un regard et plisse les yeux en souriant sous le foulard.
— Tout arrive, dans la vie, dit-il.
Le capitaine d’artillerie acquiesce. L’attente en valait la peine, ou du moins l’espère-t-il. En route pour le Trocadéro, cinquante-deux bombes spéciales de la Fonderie de Séville, expressément fabriquées pour Fanfan : des projectiles sphériques pour obusier Villantroys-Ruty de 10 pouces, sans poignées ni chevilles, calibrés et polis en deux modèles distincts, dénommés Alpha et Bêta. Les voitures en transportent dix-huit du premier et trente-quatre du second. Le modèle Alpha est une bombe conventionnelle du type grenade, pesant 72 livres, avec un orifice pour l’espolette, chargée de lest de plomb soigneusement équilibré et de poudre. La bombe Bêta, totalement sphérique et sans espolette ni charge explosive, ne contient à l’intérieur qu’une masse inerte de plomb avec les interstices remplis de sable – ce qui lui permet d’éclater en mille morceaux au moment de l’impact –, son poids s’élevant ainsi à 80 livres. Ces nouvelles bombes sont le résultat final des travaux et des essais que Desfosseux a menés durant les derniers mois à la batterie de la Cabezuela ; fruit de longues observations, de nuits blanches, d’échecs et de succès partiels qui se matérialisent maintenant dans ce que transporte le convoi. S’y ajouteront cinq nouveaux obusiers de 10 pouces, que, sur le modèle de Fanfan et avec diverses modifications techniques, on est en train de fondre à Séville.
— Nous utiliserons de la poudre légèrement humide, dit soudain le capitaine.
Bertoldi le regarde, surpris.
— Est-ce que votre cerveau ne se repose jamais ?
Desfosseux désigne la poussière du chemin. C’est de là que lui est venue l’idée. Il a baissé le foulard qui lui couvrait la figure et sourit d’une oreille à l’autre.
— Faut-il que je sois stupide pour ne pas y avoir pensé plus tôt.
Son adjoint fronce les sourcils en considérant sérieusement la question.
— C’est sensé, conclut-il.
Bien sûr que oui, répond le capitaine. Il s’agit d’augmenter l’explosion initiale de la poudre dans les huit pieds de longueur que mesure l’âme du canon. Si celle-ci était plus courte, il y aurait peu de différence : mieux vaudrait, en tout cas, la poudre sèche. Mais avec des obusiers longs en bronze et de gros calibre, comme c’est le cas de Fanfan et de ses futurs frères, la combustion moins violente de la poudre un peu humide peut donner plus de force à la propulsion du projectile.
— Ça vaut la peine d’essayer, non ?… À défaut de mortiers, de la poudre mouillée.
Ils rient comme des collégiens dans le dos du professeur.
Personne ne convaincra jamais Simon Desfosseux qu’en employant des mortiers au lieu d’obusiers on ne pourrait pas obtenir de meilleurs résultats et atteindre toute la superficie de Cadix. Mais le mot mortier continue d’être interdit à l’état-major du maréchal Victor. Pourtant, le capitaine sait que, pour réaliser ce qu’on exige de lui, il aurait besoin d’un plus grand diamètre de bouche à feu que celui des obusiers. Il n’en peut plus de répéter qu’avec une douzaine de mortiers de 14 pouces dotés d’une chambre cylindrique et un nombre égal de canons de 40 livres, il pourrait écraser Cadix et sa population, et contraindre le gouvernement rebelle à chercher refuge ailleurs. Avec ces moyens à sa disposition, il est prêt à garantir sous serment une débandade générale en seulement un mois d’opérations qui couvriraient la ville de bombes. Et avec des grenades normales, pourvues d’espolettes, de celles qui éclatent en arrivant sur l’objectif. Des bombes telles qu’on en fabrique tous les jours. Mais on continue à ne pas vouloir en entendre parler. Victor, sur instructions directes de l’empereur et des parasites de l’État-Major impérial, incapables de discuter une idée ou un caprice, quels qu’ils soient, de Napoléon, exige d’utiliser des obusiers contre Cadix. Et cela, insiste le maréchal à chaque réunion qui traite de la question, signifie des projectiles qui doivent absolument tomber sur la ville, qu’ils éclatent ou non. En échange de quelques lignes bien tournées dans les journaux de Madrid et de Paris – « Nos canons tiennent le centre de Cadix sous un bombardement incessant » ou quelque chose dans ce genre –, le duc de Bellune continue de préférer beaucoup de bruit et peu de résultats. Mais Simon Desfosseux, pour qui la seule chose qui importe dans cette vie est de tracer des paraboles d’artillerie, a dans l’idée que même le bruit n’est pas garanti. Il n’est pas non plus convaincu que Fanfan et ses frères, dût-on les charger avec l’alphabet grec tout entier, suffiront pour contenter ses chefs. Même avec le nouveau matériel sévillan, la portée idéale de 3 000 toises est difficile à obtenir. Le capitaine calcule qu’avec un fort vent de levant, une température appropriée et d’autres conditions favorables, il pourrait couvrir les quatre cinquièmes de cette distance. Atteindre le centre de Cadix serait déjà extraordinaire. Fanfan se trouve à exactement 2 870 toises du clocher de la place San Antonio : Desfosseux l’a calculé au pied près sur le plan de la ville et garde ce chiffre gravé comme une obsession dans son cerveau.
*
Rogelio Tizón semble possédé par mille diables. Il ne cesse d’aller d’un endroit à l’autre, s’arrêtant pour revenir sur ses pas. Il scrute chaque porche, chaque coin et chaque parcelle de la rue qu’il parcourt depuis des heures. Il est dans l’apparente indécision d’un homme qui a perdu quelque chose et regarde partout, fouillant des dizaines de fois ses poches et ses tiroirs, repassant constamment sur les mêmes lieux, dans l’espoir de découvrir une trace de l’objet perdu ou de se rappeler comment il l’a perdu. Le soleil va bientôt se coucher et les recoins les plus bas et les plus étroits de la rue du Vent commencent à se remplir d’ombre. Une demi-douzaine de chats paressent sur un tas de décombres et d’immondices, devant une maison où des armoiries, rongées par les intempéries, sont encore visibles sous le linge qui pend des fenêtres supérieures. Le quartier est maritime et pauvre. Situé dans la partie haute et ancienne de la ville, près de la Porte de Terre, il a connu en d’autres temps une splendeur dont on ne trouve plus guère de souvenirs : quelques petits commerçants et quelques maisons nobles transformées en immeubles d’habitation où s’entassent des familles pauvres accablées d’enfants ; et aussi, depuis le début du siège, des soldats et des émigrés dépourvus de ressources.
La maison où l’on a trouvé la fille morte est au bout de la rue, presque au coin de celle-ci et de la petite place qui lui fait suite en s’élargissant, près de la rue Santa María et des murs du couvent du même nom. Tizón revient en arrière et marche lentement, regardant de nouveau à gauche et à droite. Toutes ses certitudes se sont effondrées lamentablement, et il lui est maintenant impossible de mettre de l’ordre dans ses idées. Il a passé la moitié de l’après-midi à vérifier la consternante réalité : aucune bombe n’est jamais tombée dans ces parages. Les chutes les plus proches ont été relevées à 300 vares, dans la rue de la Tour et près de l’église de la Merced. Cette fois, il n’est pas possible de supposer, même en forçant les choses au maximum, une relation entre la mort d’une fille et le point d’impact des bombes françaises. Rien de surprenant, se reproche-t-il avec amertume. En fait, il n’y a jamais eu d’indices solides qu’une telle relation existe. Rien que des traces dans le sable, comme tout le reste. Des pirouettes de l’imagination, laquelle n’est jamais en mal de farces stupides. Un tissu d’absurdités. Tizón pense à Hipólito Barrull, ce qui augmente encore sa mauvaise humeur. Son adversaire du café de la Poste va se tordre de rire quand il lui racontera tout.
Le policier entre dans la maison, qui pue l’abandon et la crasse. La lumière du soir se retire rapidement, et le couloir d’entrée est obscur. Il reste un rectangle de lumière dans la cour, sous les deux étages de fenêtres sans vitres et de galeries dont on a depuis longtemps arraché les balustrades de fer. Là, sur le dallage brisé, quelques taches brunâtres, du sang séché, indiquent l’endroit où la fille a été découverte. On l’a emportée à midi, quand Tizón a eu fini d’inspecter le corps et de se livrer aux investigations pertinentes. Elle était dans l’état des trois précédentes : les mains attachées par-devant, la bouche bâillonnée, le dos nu et lacéré à coups de fouet qui ont mis la chair à vif et découvert les os de la colonne vertébrale, de la taille aux cervicales, les omoplates et les attaches des côtes. En cette occasion, l’assassin s’est particulièrement acharné : on dirait qu’un animal sauvage a dévoré la peau et la chair du dos. La fille a dû beaucoup souffrir. En enlevant le bâillon, on a constaté qu’elle s’était brisé les dents à force de les serrer dans les convulsions de l’agonie. Insoutenable spectacle. Près de la croûte séchée sur le sol, une tache jaune empeste encore. Un des hommes de Tizón – individus pourtant habitués aux atrocités routinières –, en voyant cela, a vomi tripes et boyaux.
Vierge, a confirmé la Persil. Comme les autres. Cette fois encore, ce n’était pas ce que cherchait le criminel. Selon l’enquête de Tizón, la fille a disparu à la première heure de la nuit, alors qu’elle revenait chez elle, rue du Figuier, après avoir rendu visite à une parente malade, rue Sopranis, et acheté une dame-jeanne de vin pour son père. Le crime ne semble pas improvisé : la fille quittait la maison de sa parente tous les jours à la même heure. L’assassin a dû l’épier un certain temps et, hier, il a décidé de la suivre à courte distance, de l’aborder à la hauteur de la maison abandonnée et de la faire entrer de force dans la cour – la dame-jeanne a été retrouvée cassée sous le porche. Il connaissait sans doute les lieux et les avait étudiés pour préparer son forfait. Bien que l’extrémité de la rue du Vent ne soit pas très passante, il y a des gens qui entrent et qui sortent. L’action de l’assassin démontre une audace peu commune, car il était à la merci d’un passant de hasard ou d’un voisin un peu curieux. Et un sang-froid extraordinaire. Attacher et bâillonner la victime pour ensuite la déchiqueter de la sorte, coup de fouet après coup de fouet, a exigé au moins dix ou quinze minutes.
Il y a quelque chose dans l’air qui intrigue le policier, même s’il lui faut du temps pour en prendre conscience. Il s’agit de l’atmosphère, ou plutôt de l’absence de celle-ci, ou de son altération. C’est comme s’il y avait un point dans l’espace où la température, le son et jusqu’aux odeurs resteraient en suspens, se transformant en vide. Quelque chose qui se déplacerait subitement d’un lieu à un autre en passant par un point demeuré immobile. Étrange sensation, dans un endroit qui se nomme, et ce n’est pas un hasard – la partie du rempart exposée à la mer et aux tempêtes est proche –, la rue du Vent. Les chats, qui ont suivi Tizón à l’intérieur de la maison, viennent le distraire dans ses réflexions. Ils s’approchent, silencieux et prudents, leurs yeux de chasseurs aux aguets. C’est leur territoire, et les rats y abondent ; le cadavre de la fille portait des traces de leurs morsures. Un chat veut se frotter contre les bottes du policier qui le fait fuir d’un coup de canne. L’animal rejoint ses camarades qui lèchent la tache de sang séché. Tizón s’assied sur les marches ébréchées d’un escalier de marbre en ruine et allume un cigare. Quand il veut retrouver cette sensation, celle-ci a disparu.
Quatre morts et pas un seul indice qui tienne le coup. De plus, les choses semblent devoir se compliquer. Même s’il parvient à empêcher la famille de la fille de parler – dans les autres cas, Tizón s’en est tiré avec de l’argent –, cette fois trop de voisins ont vu le corps. La nouvelle aura circulé dans le quartier. Et comme si ça ne suffisait pas, un personnage indésirable vient d’entrer en scène : Mariano Zafra, propriétaire, directeur et unique rédacteur d’un des nombreux journaux qui sont apparus à Cadix depuis la proclamation – néfaste, au jugement du commissaire – de la liberté de la presse. Ce Zafra est un publiciste aux idées radicales, dont l’activité ne s’explique que par l’épais climat politique qui règne dans la ville. Son journal, El Jacobino Ilustrado, « Le Jacobin éclairé », sort une fois par semaine et combine des informations sur les séances des Cortès avec des nouvelles et des rumeurs rassemblées, sans la moindre rigueur, dans une section appelée Calle Ancha – par analogie avec la rue principale de Cadix – qui est aussi fouille-merde, indiscrète et peu crédible que son auteur. Partisan en d’autres temps de Godoy, laudateur exalté de Ferdinand après la chute du ministre, défenseur du trône et de l’Église jusqu’il y a peu, libéral de plus en plus convaincu à mesure que les députés de cette tendance gagnent le soutien de la population gaditane, Zafra est de ceux qui passent sans rougir de l’opportunisme au cynisme. L’influence de ses pamphlets sur l’opinion publique ne va pas plus loin que les deux ou trois tavernes du quartier de mauvaise réputation où il vit, près du Boquete, les quelques cafés où on lit la totalité de ce qui paraît, et les délégués constituants qui dévorent tout ce qui s’écrit sur eux, prêts à applaudir ou à s’indigner selon l’appartenance de l’auteur, coreligionnaire ou adversaire. Mais la littérature du Jacobino, même si elle est aux antipodes de publications sérieuses comme le Diario Mercantil, El Conciso ou El Semanario Patriótico, n’en est pas moins imprimée avec les mêmes caractères et la même encre. La prose journalistique est la nouvelle déesse du siècle qui commence. Et les autorités – le gouverneur Villavicencio et l’intendant général García Pico, par exemple – préfèrent composer avec elle, y compris quand il s’agit de libelles grossiers comme celui que rédige ce Zafra. Lequel, du fait de son extrémisme forcené – rare est désormais la semaine où il n’exige pas qu’on guillotine des nobles, qu’on fusille des généraux et que l’on réunisse une assemblée du peuple souverain –, a été surnommé par les blagueurs des cafés, qui ont pris depuis longtemps la mesure du personnage, « le Robespierre du Boquete ».
Toujours est-il que, dès la première heure de l’après-midi, alors que le corps de la fille était encore dans la cour et que Tizón cherchait une quelconque piste exploitable, son adjoint Cadalso est venu lui dire que Mariano Zafra était à la porte pour s’informer des événements. Le commissaire est sorti, a fait reculer les curieux pour prendre le publiciste à part et lui a dit sans ménagement de se mêler de ses oignons.
— Une fille a été assassinée, a répliqué l’autre, impavide. Et ce n’est pas la seule. Je me souviens qu’il y en a déjà eu au moins une ou deux autres.
— Celle-là n’a rien à voir avec elles.
Tizón l’a pris par le bras d’une façon presque amicale, en lui faisant descendre la rue pour l’éloigner des gens rassemblés près du porche. Une déférence apparente, cette façon de lui prendre le bras, mais qui ne trompait personne. Et, bien entendu, encore moins Zafra. Après quelques efforts, il a réussi à se dégager pour faire face au policier.
— Eh bien, figurez-vous que je crois le contraire. Quelle a tout à voir avec elles.
Tizón l’a toisé : taille médiocre, bas reprisés, chaussures crottées avec des boucles en fer-blanc. Une topaze – sûrement fausse – comme épingle de cravate. Le chapeau froissé planté de travers, de l’encre aux ongles et des papiers dépassant des poches de la redingote vert bouteille. Des yeux délavés. Peut-être intelligents.
— Et sur quoi vous fondez-vous pour inventer ça ?
— C’est mon petit doigt qui me l’a dit.
Sans se troubler, comme toujours, Tizón a considéré le problème. Les différentes options présentées par l’échiquier. Aucun doute, quelqu’un a bavardé. Tôt ou tard, il fallait bien que ça arrive. Par ailleurs, Mariano Zafra n’est pas, en soi, particulièrement dangereux – son crédit en tant que journaliste est proche de zéro –, mais, en revanche, les conséquences de ce qu’il publie peuvent l’être. La seule chose qui manque encore à Cadix est l’annonce qu’un assassin de jeunes filles sévit depuis longtemps en toute impunité, suivie de la description de sa manière de procéder. La panique se répandra et le premier malheureux venu, soupçonné de tout et de rien, finira assommé par la foule en furie. Sans parler qu’on exigera que soient désignés des responsables : qui donc a gardé tout cela secret ? Qui donc est incapable de découvrir l’assassin ?… Et quelques etcetera de plus. Les journaux sérieux ne tarderont pas à s’emparer de l’histoire.
— Nous allons essayer de nous conduire en gens responsables, mon cher Zafra. Et discrets.
Ce n’était pas le bon ton, s’est-il dit tout de suite en observant l’expression hautaine de son interlocuteur. Erreur de tactique. Le Robespierre du Boquete était de ceux qui grandissaient avec la faiblesse de leur interlocuteur. De plusieurs pouces au moins.
— Ne vous moquez pas de moi, commissaire. Le peuple de Cadix a le droit de connaître la vérité.
— Laissez tomber le droit et autres foutaises. Soyons pratiques.
— Quelle autorité avez-vous pour me parler ainsi ?
Tizón a regardé des deux côtés de la rue, comme s’il espérait que quelqu’un vienne lui donner un certificat prouvant ladite autorité. Ou pour vérifier que leur conversation n’avait pas de témoins.
— Celle de quelqu’un qui peut vous causer de sérieux ennuis. Voire transformer votre vie en cauchemar.
Un haut-le-corps. Quelques pas en arrière. Un regard inquiet, rapide, aux alentours, comme celui qu’avait déjà jeté Tizón. Et un silence.
— Vous me menacez, commissaire.
— Tout de suite les grands mots !
— Je vous dénoncerai.
Là, Tizón s’est permis un petit rire. Bref, sec. Aussi sympathique que l’éclat de sa canine en or.
— À qui ? À la police ?… Mais voyons, la police c’est moi !
— Je parle de la Justice.
— Je suis souvent aussi la Justice. Ne me fatiguez pas.
Cette fois, le silence a été plus long, le commissaire attendant et le journaliste réfléchissant. Quelque quinze secondes.
— Raisonnons un peu, camarade, a dit enfin Tizón. Vous me connaissez bien. Et moi je vous connais encore mieux.
Le ton était conciliateur. Un muletier offrant une carotte à la mule qu’il vient de rouer de coups. Ou qu’il va rouer de coups. C’est ainsi, du moins, que Zafra a paru l’interpréter.
— Il y a la liberté de la presse, a-t-il dit. Je suppose que vous êtes au courant.
C’était prononcé d’une manière qui ne manquait pas de fermeté. Ce rat, a pensé Tizón, n’est pas un lâche. Après tout, a-t-il conclu, il y a des rats qui ne le sont pas. Capables de vous bouffer un homme tout cru.
— Arrêtez de dire n’importe quoi. D’accord, nous sommes à Cadix. Votre journal est protégé par le gouvernement et les Cortès, comme tous les autres… Je ne peux pas vous empêcher de publier ce que vous voulez. Mais je peux aussi vous en faire regretter les conséquences.
L’autre lève un doigt maculé d’encre.
— Vous ne me faites pas peur. D’autres avant vous ont essayé de faire taire la voix du peuple, et vous voyez où nous en sommes. Le jour viendra où…
Il en était presque à se dresser sur ses ergots, ou plutôt ses chaussures mal cirées. Tizón l’a interrompu d’un geste écœuré. Ne me faites pas dépenser de la salive pour rien, a-t-il dit. Et économisez la vôtre. Je veux vous proposer un accord. En entendant ce dernier mot, le publiciste l’a dévisagé comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Puis il a posé la main sur son cœur.
— Je ne passe pas d’accord avec des instruments aveugles du pouvoir.
— Ne me cassez pas les pieds, écoutez plutôt. Ce que je vous offre est raisonnable.
En peu de mots, le commissaire a exposé ce qu’il avait en tête. En cas de besoin, il était disposé à livrer au directeur du Jacobino llustrado les informations adéquates. Et à lui seul. Il lui rapporterait fidèlement ce qu’il pouvait lui conter, en se réservant les détails susceptibles d’entraver l’enquête s’il les rendait publics.
— En échange, vous me soignerez. Un peu.
L’autre l’étudiait, méfiant.
— Ça veut dire quoi, exactement ?
— Chanter mes louanges : notre commissaire chargé des Quartiers, etc., est perspicace, indispensable pour la paix dans la ville, etcetera. L’enquête est en bonne voie et nous aurons bientôt des surprises… Que sais-je, moi. C’est vous l’écrivain. La police veille nuit et jour, Cadix est entre de bonnes mains et des choses comme ça. La routine.
— Vous vous fichez de moi.
— Pas du tout. Je vous dis ce que nous allons faire.
— Je préfère ma liberté d’imprimer. Ma liberté de citoyen.
— Je n’ai pas l’intention de me mêler de votre liberté d’imprimer. Mais si nous n’arrivons pas à un accord, l’autre va passer un mauvais quart d’heure.
— Expliquez-vous.
Songeur, le policier regardait la tête de bronze de sa canne : une boule ronde en forme de grosse noix. Suffisante pour ouvrir un crâne d’un seul coup. Le publiciste suivait la direction de ce regard, impassible. Un individu coriace, a admis mentalement Tizón. On devait reconnaître que s’il était capable de changer de principes suivant les nécessités du marché, au moins tant qu’il les soutenait, et quels qu’ils soient, il savait les défendre toutes griffes dehors. Pour qui ne l’aurait pas connu, il semblait presque respectable. L’avantage de Tizón était qu’il ne le connaissait que trop.
— Je vous dis la chose en l’enrobant, ou je vais droit au but ?
— Droit au but, si vous voulez bien.
Une brève pause. Juste ce qu’il fallait. Après quoi, Tizón a avancé son fou.
— Le petit Maure de quatorze ans, votre domestique dont vous défoncez l’oignon de temps en temps, pourrait vous valoir un désagrément. Ou deux.
Ce fut comme si, d’un coup, tout le sang s’était retiré du corps du publiciste. Blanc comme une feuille de papier avant d’être introduite dans la presse à imprimer. Dans les yeux délavés, les pupilles se sont rétrécies au point de presque disparaître. Deux points noirs minuscules.
— L’Inquisition est suspendue, a-t-il fini par murmurer avec effort. Et sur le point d’être abolie.
Mais cela manquait de fermeté. Rogelio Tizón s’y connaissait. Le ton de son interlocuteur était celui de quelqu’un qui n’a rien mangé depuis le matin et risque de rester sans souper. L’estomac trop vide et la tête trop pleine. Frôlant l’évanouissement. À cet instant, la dent en or a émis un autre éclat. Moi, l’inquisition, je m’en fous, a répondu le commissaire. Mais voyez-vous, il y a plusieurs options. L’une est d’expulser de Cadix ce garçon qui a moins de papiers qu’un lapin de garenne. Une autre est de l’arrêter sous un prétexte quelconque et de faire en sorte que les détenus vétérans de la Prison royale lui élargissent un peu l’horizon. J’en vois encore une troisième : demander une expertise médicale à un juge de confiance et l’obliger ensuite à vous accuser de sodomie. Le péché infâme, comme vous savez. C’est ainsi que nous l’appelions avant toute cette chienlit des Cortès et de la Constitution. Dans le bon vieux temps.
Maintenant, le publiciste bafouillait. Carrément et sans chercher à dissimuler.
— Depuis quand ?… C’est incroyable… Depuis quand savez-vous tout ça ?
— Le petit Maure ? Ça fait un bail. Mais chacun mène sa vie comme il l’entend ; et moi, vous savez, je ne me mêle pas de la vie privée des autres… Ce qui ne m’empêche pas, camarade, de me torcher le cul avec le journal que vous publiez.
Assis dans l’escalier de la maison déserte, Tizón jette son cigare sans l’achever. C’est peut-être à cause de l’odeur du lieu, mais la fumée a un goût amer. Sur le ciel nu de la cour, la dernière lumière du couchant décroît, et le rectangle de clarté s’éteint au sol où les chats continuent de lécher la tache de sang séché. Il n’y a plus rien à faire ici. Rien qui pourrait l’éclairer. Toutes ses prévisions sont parties en quenouille, laissant un vide aussi désolé que les ruines de cette maison. Le commissaire pense au morceau de plomb tordu qu’il conserve dans le tiroir de son bureau, et hoche la tête. Des mois durant, il a attendu l’indice insolite, l’inspiration clef qui lui permettrait d’avoir enfin une vision du jeu dans toute son étendue. Du possible et de l’impossible. Il sait aujourd’hui que cette idée lui a fait perdre trop de temps, en le maintenant dans une passivité dangereuse dont la nouvelle fille morte est la triste conséquence. Rogelio Tizón n’a pas de remords ; mais l’image de la fille de seize ans avec son dos déchiqueté, ses yeux écarquillés par l’horreur et ses dents qu’elle a brisées à force de les serrer dans sa longue agonie, le met dans un état de rage d’une intensité quasi physique. S’y superpose le souvenir des précédentes filles assassinées. Cela le renvoie aux fantômes qui hantent la pénombre permanente de sa propre demeure. À la femme silencieuse qui erre dans celle-ci comme une ombre, et au piano dont plus personne ne joue.
Il reste tout juste un soupçon de lumière. Le commissaire se lève, jette un dernier coup d’œil aux chats qui lèchent le sol et s’éloigne par le couloir obscur en direction de la rue. Finalement, le gouverneur Villavicencio avait raison. Le temps est venu de dresser une liste d’individus indésirables, en prévision du moment où Cadix commencera à réclamer une tête d’assassin. Pour l’instant, quelques aveux soigneusement ambigus peuvent maintenir les choses sous contrôle, dans l’attente d’un coup de chance ou du résultat de son patient travail. Sans écarter l’éventualité de nouveaux et opportuns événements liés à la guerre et à la politique : une agitation, des troubles qui, au bout du compte, vous remettent de l’ordre dans le désordre. De telles pensées, cependant, n’atténuent pas son sentiment de défaite. D’impuissance devant la porte qui vient de se fermer : obscure, incertaine, à peine une fente ; mais qui, jusqu’aujourd’hui, lui laissait l’espoir de distinguer, tout au fond, une étincelle de lumière. De trouver la combinaison maîtresse qui permet au joueur patient d’enfoncer ses pièces au plus profond de l’échiquier.
Le bruit qui se répand soudain dans l’air, semblable à celui d’une toile qu’on déchire, fait sursauter le policier au moment où il rejoint la rue plongée dans l’ombre. Il se retourne pour voir d’où vient ce bruit, et, à cet instant, le couloir de la maison projette au-dehors un éclair de couleur orange qui illumine brièvement le porche et la rue, charriant avec lui une pluie de poussière et de gravats. La détonation résonne immédiatement, ébranlant tout. Commotionné par l’onde d’expansion – les tympans le font souffrir comme s’ils étaient crevés –, Tizón titube et lève les bras en tentant de se protéger des fragments de plâtre et de verre qui ricochent de tous côtés. Au bout de quelques pas, il tombe à genoux dans la poussière épaisse qui le fait suffoquer. Le temps de recouvrer sa lucidité, il sent quelque chose de chaud et de visqueux collé à son cou, et il le détache violemment, avec, à la dernière seconde, la subite appréhension qu’il puisse s’agir d’un lambeau de son propre corps. Mais ce qu’il a dans la main est un morceau d’intestin collé à la queue d’un chat.
Il y a des petits points rouges dispersés par terre aux alentours : des fragments tordus et incandescents qui s’éteignent rapidement en refroidissant. Des tire-bouchons en plomb. Encore étourdi, Tizón se penche machinalement pour en cueillir un, mais le lâche aussitôt, car le métal lui brûle la main. Quand ses oreilles cessent de siffler et qu’il scrute l’obscurité autour de lui, ce qui l’impressionne le plus, c’est le silence.
*
Le lendemain, en manches de chemise avec son tablier en toile cirée et tenant un pigeon à deux mains, Gregorio Fumagal va vers le côté de la terrasse qui donne au levant et promène un regard prudent sur les alentours. Avec le beau temps et la surpopulation, les terrasses de nombreuses maisons sont devenues des lieux de campement où, sous des tentes faites de toiles et de voiles de bateau, des familles entières vivent à la façon des nomades. C’est, comme ailleurs, le cas de la rue des Écoles, où Fumagal est propriétaire de l’étage supérieur de la maison qu’il habite. Pour des raisons élémentaires de discrétion, le taxidermiste ne loue pas sa terrasse ; mais sur certaines des plus proches où vivent des émigrés, il est fréquent de voir des gens désœuvrés exercer leur curiosité à toutes les heures de la journée. Cela oblige à la prudence ; cette même prudence qui, lorsqu’il a commencé à entretenir une correspondance clandestine avec l’autre rive, l’a fait se séparer de la domestique qui s’occupait de la maison. Désormais, il se livre lui-même aux tâches ménagères, déjeune le matin d’un bol de lait avec de la mie de pain et mange tous les jours à la taverne de la Perdrix, rue des Carmes Déchaux, ou à celle de la Terrasse, entre le coin de rue de la Balle et l’arc de la Rose.
Personne en vue. Protégé des regards indiscrets par le linge tendu, et après avoir vérifié que le petit tube du message est bien fixé avec un cordonnet de soie à une plume de la queue, Fumagal lâche le pigeon qui tourne un moment en gagnant de la hauteur et s’éloigne entre les tours, en direction de la baie. D’ici quelques minutes, le message qui détaille les lieux de chute des dernières cinq bombes tirées depuis la Cabezuela sera dans des mains françaises. Ces mêmes lieux se trouvent déjà marqués sur le plan de Cadix où s’épaissit un peu plus chaque jour la trame de lignes au crayon qui, en forme d’un éventail dont la base est orientée vers l’est, se déploie sur la ville. Sur ce plan, les points qui indiquent la portée maximale des bombes ont avancé d’un pouce vers l’ouest : il y en a un sur la côte de la Murga et un autre au carrefour des rues San Francisco et de l’Ancienne Douane. Cela, sans les vents forts qui rallongeraient la trajectoire. Les choses doivent pouvoir s’améliorer avec l’arrivée du levant, plus rude. Peut-être.
Gregorio Fumagal nourrit les pigeons, verse de l’eau dans un récipient et ferme soigneusement le pigeonnier. Puis il franchit le seuil de la porte vitrée de la terrasse en la laissant ouverte, descend les marches du bref escalier et revient dans le cabinet de travail. Là, cernée par les regards immobiles des animaux disposés sur des perches et dans des vitrines, sa nouvelle pièce, le macaque des Indes orientales, commence à prendre forme sur la table de marbre : l’aspect est superbe, et sa vision réjouit le taxidermiste. Après avoir écorché l’animal et nettoyé les os, il a laissé la peau baigner pendant plusieurs jours dans une solution d’alun, de sel marin et de crème de tartre achetée chez le marchand de savon Frasquito Sanlúcar – en même temps qu’une nouvelle teinture pour les cheveux qui ne déteint pas avec la transpiration –, avant de commencer l’armature interne en combinant fil de fer épais, liège et rembourrage d’étoupe avec la structure osseuse méticuleusement reconstituée et replacée, petit à petit, à l’intérieur de la peau préparée.
La matinée est chaude. La lumière qui entre par la porte de la terrasse et éclaire les marches et le cabinet devient plus zénithale et plus intense, faisant briller les yeux de verre des animaux empaillés. La cloche de bronze de l’église de Santiago proche sonne l’angélus, relayée par les douze coups de la pendule posée sur la commode. Puis le silence revient, troublé seulement par le bruit léger des instruments que manie Fumagal. Il travaille habilement avec des aiguilles, des alênes et du gros fil, remplissant et cousant les cavités, tout en consultant les instructions posées près de la table. Il s’agit d’études préalables sur l’attitude qu’il entend donner au singe : debout sur une branche d’arbre sèche et vernie, la queue tombante et le plus possible en spirale, la face légèrement tournée vers l’épaule gauche, regardant le futur spectateur. Pour fixer le corps du macaque dans la bonne position, le taxidermiste fait appel à des estampes d’histoire naturelle, des gravures de sa collection et des dessins qu’il a lui-même exécutés. Il ne néglige aucun détail, car il en est au moment le plus délicat : la recherche d’une posture qui mette en valeur le corps de l’animal, en apportant tous ses soins à la finition des paupières, des oreilles, de la bouche ou de la texture du pelage. De cela dépend, dans une grande mesure, l’apprêt final, le point exact qui donnera ou ôtera sa crédibilité au travail, soulignant sa perfection ou la détruisant. Fumagal est conscient qu’une déformation négligée, une griffure sur la peau, une suture mal faite, un insecte minuscule oublié dans le rembourrage défigureront la pièce qui, le temps passant, pourra finir par se décomposer. Après presque trente ans de métier, il sait que tout animal empaillé reste en quelque sorte vivant, qu’il vieillit à sa façon sous les effets de la lumière, de la poussière, du passage des années, et des subtiles transformations physiques et chimiques qui se produisent en lui. Dangers contre lesquels doit se prémunir la dextérité d’un bon taxidermiste en faisant appel au meilleur de son art.
Une explosion sourde, amortie par la distance et les maisons interposées, arrive jusqu’au cabinet un instant après qu’une légère ondulation de l’air a fait vibrer les vitres de la porte ouverte sur la terrasse. Fumagal, qui était en train de coudre au point de surjet la naissance de la queue de l’animal, interrompt son travail et reste immobile, attentif, laissant en suspens dans l’air la main qui tient l’aiguille où est passé le fil. Celle-là a vraiment éclaté, conclut-il en reprenant sa tâche. Et pas trop loin : vers l’église du Populo, sûrement. À cinq cents pas. La possibilité qu’une bombe finisse par atteindre sa maison, voire lui-même, lui vient parfois à l’esprit. N’importe lequel de ses pigeons peut lui apporter en retour un message dangereux, ou mortel. Parmi les projets que le taxidermiste nourrit pour sa vieillesse – probable ou improbable – ne figure pas celui de s’immoler comme Samson dans le temple des Philistins, mais tout jeu a ses règles et celui-là ne fait pas exception. À vrai dire, cela ne le dérangerait pas outre mesure qu’une bombe vienne à tomber plus près : exactement sur l’église voisine de Santiago, en faisant taire les cloches qui, jour après jour et avec une particulière insistance les dimanches et jours de fête, accompagnent les heures qu’il passe chez lui. S’il y a quelque chose qui ne manque pas dans Cadix – Espagne en miniature, et toujours pour le pire –, ce sont bien les couvents et les églises.
Malgré ses affinités avec ceux qui assiègent la ville – ou plutôt avec la tradition française des Lumières du siècle passé, dont la Révolution et l’Empire sont les héritiers –, il y a des détails que Gregorio Fumagal accepte difficilement : la restauration napoléonienne du culte religieux en est un. Le taxidermiste n’est qu’un modeste commerçant et un artisan qui a lu des livres et étudié des êtres vivants et morts. Mais il estime que, par son ignorance de la Nature et son manque de courage pour en accepter les lois, l’homme a renoncé à l’expérience en échange de systèmes imaginaires, inventant des dieux, ainsi que des prêtres et des rois qui sont leurs représentants sur terre. Se soumettant sans restriction à des êtres qui sont ses semblables et qui en ont profité pour faire de lui un esclave privé de raison et incapable de comprendre ce qui est la clef de tout : seul existe l’ordre naturel, et le désordre lui-même en fait partie. Après avoir lu ce que les philosophes ont écrit sur la question et étudié la mort de près, Fumagal pense que la Nature ne peut pas agir différemment. C’est elle, et non un Dieu impossible, qui distribue ordre et désordre, plaisir et douleur. C’est elle qui répand le bien et le mal sur un monde où ni les cris ni les supplications ne peuvent rien contre les lois immuables de la vie et de la destruction. Contre leur terrible nécessité. Il est dans l’ordre des choses que le feu brûle, puisque telle est sa propriété. Il est dans ce même ordre des choses que l’homme tue et dévore d’autres animaux dont la substance lui est indispensable. Et aussi que l’homme fasse le mal, puisque souffrir entre dans sa condition. Il n’y a pas d’exemple plus édifiant que la mort accompagnée de souffrances sous un ciel incapable de les alléger d’un gramme. Rien ne révèle mieux le caractère du monde ; rien n’est plus réconfortant, face à l’idée d’une intelligence supérieure dont les intentions, si elles existaient, seraient injustes jusqu’au désespoir. Voilà pourquoi le taxidermiste considère que l’on trouve une certitude morale consolatrice, presque jacobine, même dans les plus grands désastres et les pires atrocités : tremblements de terre, épidémies, guerres, massacres. Dans les grands crimes qui, mettant chaque chose à sa place, renvoient l’homme à la froide réalité de l’Univers.
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— C’est à la physique et à l’expérience qu’il faut faire appel, dit Hipólito Barrull. Chercher le surnaturel est absurde, à notre époque.
Rogelio Tizón écoute attentivement tout en marchant lentement, tête baissée, les yeux rivés sur les pavés de la place San Antonio. Il tient sa canne et son chapeau dans ses mains croisées dans le dos. La promenade lui libère la tête après les trois parties d’échecs au café de la Poste : deux gagnées par le professeur et la dernière nulle.
— Questionner la raison, résume Barrull.
— La raison éclate de rire quand on la questionne.
— Analysez le monde visible, dans ce cas. N’importe quoi, plutôt que de vous en remettre à des abracadabra.
Le commissaire regarde les environs. Le soleil s’est couché et la température devient plus agréable à mesure que le ciel s’obscurcit au-dessus des tours de vigie et des terrasses des maisons. Quelques voitures et chaises à porteurs stationnent devant la pâtisserie de Burnel et le café d’Apollon, et beaucoup de gens se promènent là et dans la Calle Ancha en profitant des dernières lueurs du jour : familles cossues des maisons voisines, habitants des quartiers populaires proches, enfants qui courent et jouent au cerceau, prêtres, militaires, réfugiés sans ressources qui cherchent en catimini des mégots de cigares sur la chaussée. La ville se détend, tranquille et confiante, entre les demi-colonnes, les orangers et les bancs de marbre de sa place principale, en profitant du long crépuscule d’été. Comme d’habitude, la guerre semble très loin. Presque irréelle.
— Le monde visible, proteste Tizón, me dit que tout ce que je viens de vous rapporter est vrai.
— Et donc, ça l’est. À moins que le monde visible ne vous trompe, ce qui peut aussi arriver. Tenez compte de ce que, parfois, il peut se produire des coïncidences fortuites. Des effets avec des causes apparentes qui, en réalité, leur sont parfaitement étrangères.
— Nous avons déjà quatre cas concrets, professeur. Ou trois et un. Les liens sautent aux yeux et la relation est évidente. Mais je n’arrive pas à déchiffrer la clef.
— Il doit quand même y en avoir une. Il n’y a pas de mouvements spontanés dans ce genre de choses. Les corps agissent les uns sur les autres. Chaque altération est due à des raisons visibles ou cachées… Rien n’existe sans elles.
Ils quittent la place, toujours lentement, pour se diriger vers le Mentidero. Les lumières commencent à s’allumer derrière les jalousies des fenêtres et dans des boutiques encore ouvertes. Barrull, qui vit seul et soupe de peu, a envie de manger un morceau de tortilla aux aubergines dans la gargote de la rue du Voyer. Ils entrent et s’accoudent au comptoir, près d’une chandelle allumée qui dégage une fumée grasse, entre les caisses de salaisons et les barriques. Le professeur avec un petit verre de vin de Jerez et le policier avec une cruche d’eau fraîche.
— En termes généraux, votre assassin n’est pas un cas isolé, poursuit Barrull en attendant qu’on lui apporte son assiette. Chaque être humain se meut par sa propre énergie et par celle qui se dégage des corps dont il reçoit les impulsions. Il y a toujours une cause qui en active une autre. Des chaînons.
La tortilla arrive, juteuse et fumante. Le professeur en offre à Tizón qui refuse d’un mouvement de la tête.
— Pensez aux hommes des anciens temps, ajoute Barrull. Ils voyaient des planètes et des étoiles se mouvoir dans le ciel, et ils ne savaient pas pourquoi. Jusqu’au jour où Newton a parlé de la gravitation que les corps célestes exercent les uns sur les autres.
— La gravitation…
— Oui. Des forces d’attraction, ou des causes qui, pendant des siècles, peuvent échapper à notre entendement. Comme la relation entre ces bombes et l’assassin. Leur gravitation criminelle.
Le professeur déguste une bouchée de tortilla avec l’air de réfléchir à ses propres paroles. Puis il a un vigoureux hochement de tête affirmatif.
— Si un corps a une masse, il tombe, continue-t-il. S’il tombe, il heurte d’autres corps et leur communique un mouvement. S’il y a analogie, il agit avec eux. Tout est régi par les lois de la physique. Y compris les hommes et les bombes.
Une gorgée de vin. Barrull étudie avec satisfaction le contenu de son verre que la flamme de la chandelle rend transparent, et boit de nouveau. Quand il écarte le verre de ses lèvres, un demi-sourire se dessine sur son visage chevalin.
— Matière et mouvement, comme le voulait Descartes. Donnez-les-moi, et je construirai le monde… Ou je le détruirai.
— Dans ce qui vient de se produire, fait remarquer Tizón, le crime a précédé la bombe.
— Ce n’est arrivé qu’une fois. Et nous ne savons pas pourquoi.
— Écoutez. L’assassin a tué pour la quatrième fois. De façon identique. Et voilà que, peu après, la bombe tombe sur l’endroit exact. Vous croyez vraiment que le hasard a quelque chose à voir là-dedans ?… C’est justement la raison qui me dit que le rapport existe.
— Il faudra attendre une deuxième constatation.
Après cela, ils gardent tous les deux le silence. Tizón s’est mis de côté, regardant la porte de la rue. Quand il se retourne vers Barrull, il voit que celui-ci l’observe d’un air songeur. Derrière le reflet de la chandelle dans les verres de ses lunettes, les yeux mi-clos brillent d’un intérêt extrême.
— Dites-moi une chose, commissaire… Si, en ce moment, vous pouviez choisir entre capturer l’assassin ou lui donner une nouvelle occasion de confirmer votre théorie, que feriez-vous ?
Tizón ne répond pas. Soutenant son regard, il plonge la main dans la poche de sa redingote, sort un havane de l’étui en cuir de Russie et se le plante entre les dents. Puis il en offre un au professeur qui refuse d’un signe de la tête.
— Au fond, vous êtes un homme de science, constate Barrull, amusé.
Il laisse quelques pièces sur le comptoir et ils sortent dans la rue où s’évanouit la dernière clarté. D’autres ombres cheminent sans hâte, comme eux. Ni l’un ni l’autre ne desserre les lèvres avant d’arriver au Mentidero.
— Le problème, dit enfin Tizón, est que, maintenant, la possibilité de le prendre sur le fait est beaucoup plus réduite. Avant, nous pouvions espérer l’attraper en surveillant les points de chute des bombes. Désormais, c’est impossible de rien prévoir.
Soyons logiques, argumente Barrull après avoir un peu réfléchi. L’assassin a tué quatre fois, et en trois occasions la bombe est tombée avant. La dernière, en revanche, est arrivée après. Il est impossible d’établir si l’association que vous avez faite depuis le début est fausse, erreur ou simple hasard, ce qui l’invaliderait définitivement. Une deuxième possibilité est qu’il s’agit d’une constante réelle : une série ininterrompue ou altérée par le hasard ou les circonstances. La troisième est qu’il s’est produit un changement dans la norme, sans que nous sachions ce que cela signifie. Une nouvelle phase de l’affaire dont l’origine échappe pour le moment à l’analyse, mais qui devrait avoir quelque part son explication logique. Ou qui, au moins, ne s’opposerait pas au système naturel du monde dans lequel vivent policier et assassin.
— Attention au mot hasard, professeur, prévient Tizón. Vous-même, vous avez l’habitude de dire que c’est une excuse trop courante.
— Oui, c’est vrai. Elle est celle qui demande le moins d’efforts. Souvent, ou peut-être toujours, nous y recourons pour camoufler notre ignorance des causes naturelles. De la loi immuable dont la stratégie déplace les pièces sur l’échiquier… Pour justifier des effets visibles dans lesquels nous sommes incapables de voir un ordre ou des systèmes.
Tizón s’est arrêté pour gratter une allumette sur un mur. Il applique la flamme à l’extrémité du cigare.
— Tout peut arriver quand un dieu y travaille, murmure-t-il en soufflant de la fumée pour éteindre l’allumette.
Dans l’obscurité, il ne voit pas l’expression de Barrull, mais il entend son rire.
— Eh bien, commissaire ! À ce que je vois, vous ne lâchez pas Sophocle.
Ils parcourent le Mentidero sur toute sa longueur en direction du rempart et de la mer, au milieu des silhouettes obscures de gens qui forment des groupes assis sur des bancs, des chaises et des couvertures étendues sur le sol, à la lueur de chandelles, lanternes et veilleuses qui brûlent dans des pots en céramique ou en verre. Depuis que le beau temps est arrivé, des familles des zones les plus exposées viennent passer la nuit en plein air dans ce quartier, sur la place et sur l’esplanade du Ballon, sans que manquent jamais vin, guitares et conversations jusqu’aux petites heures du matin.
— Voyons cela, donc, déclare Barrull. Comme la raison refuse d’admettre que quelqu’un soit capable de prédire de manière consciente et avec exactitude le lieu où tombera la bombe et de s’arranger pour tuer précisément là, il ne reste qu’une possibilité : l’assassin a eu l’intuition du point de l’explosion… Ou, pour exprimer ça en termes scientifiques, il a agi poussé par des forces d’attraction et des probabilités dont la formulation nous échappe.
— Vous voulez dire qu’il ne serait qu’un élément d’une combinaison.
Cela se pourrait, répond le professeur. Le monde est plein d’ingrédients isolés, en apparence sans relation entre eux. Mais quand certains mélanges en approchent d’autres, la force qui en résulte peut produire des effets surprenants. Ou terribles. Des combinaisons dont on n’a pas découvert la clef. L’homme primitif resterait sûrement sidéré en voyant surgir le feu là où, aujourd’hui, il suffit de mélanger de la limaille de fer avec du soufre et de l’eau. Les mouvements composés ne sont rien d’autre que le résultat d’une combinaison de mouvements simples.
— Votre assassin, conclut Barrull, serait dans ce cas un facteur physique, géométrique, mathématique… que sais-je. Un élément en relation avec d’autres : victimes, localisation topographique, trajectoire des bombes, peut-être contenu de celles-ci. Poudre, plomb. Certaines explosent, d’autres non, et lui n’agit que lorsqu’elles explosent, ou vont exploser.
— Mais seulement aussi quand les bombes ne tuent pas.
— Et cela complique les questions que nous nous posons. Pourquoi les unes et pas les autres ? Est-ce qu’il choisit, ou pas ? Qu’est-ce qui le pousse à agir seulement dans certains cas ? Bien sûr, il serait instructif de l’interroger. Je suis sûr que lui-même serait incapable de répondre à ces questions. À une peut-être, mais pas à toutes. Je suppose que personne ne pourrait le faire.
— Vous m’avez dit, il y a quelque temps, que nous ne pouvions pas écarter l’hypothèse d’un homme de science.
— J’ai dit ça ?… Bon. Maintenant que nous avons affaire à une mort anticipée, je n’en suis plus sûr. Ce pourrait être n’importe qui. Même un monstre stupide et analphabète réagirait devant des stimulus déterminés complexes ; pourtant, il doit bien y avoir dans sa tête quelque chose qui agit de façon scientifique.
Une légère clarté crépusculaire coupe l’espace entre le parc d’artillerie et la caserne de la Candelaria, au bout de la place. On perçoit déjà les éclats lointains du phare de San Sebastían qui vient de s’allumer. Le policier et le professeur arrivent à la petite gloriette de la promenade du Persil, près de la noria, et tournent à gauche. Des gens se tiennent immobiles le long du rempart, regardant disparaître la mince frange rougeâtre qui dessine encore la ligne de la côte de l’autre côté de la baie.
— Il serait intéressant d’étudier ce que contient cette tête, dit Barrull.
La braise du cigare brille au centre du visage du policier.
— Je le ferai tôt ou tard. Je vous le garantis.
— J’espère que vous ne vous tromperez pas de personne. Dans le cas contraire, je prévois de bien tristes moments pour le malheureux.
Ils poursuivent leur chemin en silence, au-delà du bastion, en pénétrant sous les arbres de l’Alameda. L’église du Carmel est dans l’obscurité, portes fermées, ses deux flèches s’élançant au-dessus de l’imposante façade enveloppée d’ombre.
— Souvenez-vous, en tout cas, ajoute le professeur sarcastique, que la torture vient d’être abolie par les Cortès.
Ils peuvent toujours causer, est sur le point de répondre Tizón. Mais il se tait. L’après-midi même, il a interrogé comme il l’a fait toute sa vie – la seule manière efficace – un étranger surpris la veille en train d’épier les jeunes couturières qui sortaient des ateliers de confection de la rue Juan de Andas. Il a fallu plusieurs heures d’application rigoureuse, beaucoup de sueur de l’adjoint Cadalso et beaucoup de cris du patient, étouffés par les murs du cachot, pour établir que l’éventualité que l’individu soit responsable des assassinats était minime. Néanmoins, Tizón a l’intention de le garder quelque temps au frais, au cas où les choses se compliqueraient et où l’on aurait besoin de présenter quelqu’un à la foule. Qu’il soit réellement coupable ou seulement en apparence ne compte guère, quand il s’agit d’avoir un suspect sous la main. Et des aveux devant un greffier sourd à tout ce qui n’est pas le tintement de l’argent qu’il reçoit seront toujours des aveux. Le commissaire n’en est toutefois pas encore arrivé à cette extrémité avec son prisonnier – un employé sévillan d’âge mûr, célibataire et réfugié à Cadix –, mais on ne sait jamais. Cela lui est bien égal que les députés de San Felipe Neri aient passé des mois à débattre de l’opportunité d’imiter la loi de l’habeas corpus de l’Angleterre ou de rénover celle de l’Aragon, les deux empêchant d’envoyer quelqu’un en prison sans investigations préalables prouvant qu’il peut être soupçonné d’un délit. Son opinion – et ce ne sont pas les discours à la tribune ni les autres balivernes libérales qui l’en feront démordre – est que toutes les bonnes intentions du monde ne valent pas tripette face à la réalité concrète. Avec de nouvelles lois ou sans elles, l’expérience prouve que pour arracher la vérité aux hommes il n’existe qu’une manière, vieille comme Hérode ; ou aussi vieille, en tout cas, que le métier de policier. Et que la marge d’erreur, inévitable dans ce genre d’affaire, ne compte guère face au pourcentage de réussites. Que ce soit dans la gargote de la rue du Voyer ou ailleurs, cachots inclus, on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs. Tizón en a cassé beaucoup dans sa vie. Et il a bien l’intention de continuer.
— Avec les Cortès ou sans elles, j’entrerai dans cette tête, professeur. Soyez-en sûr.
— Avant, il faudra l’arrêter.
— Je le ferai. – Tizón regarde autour de lui, méfiant et hargneux. – Cadix est une petite ville.
— Et pleine de monde. Je crains que cette affirmation ne soit risquée. Un volontarisme compréhensible, y compris dans votre métier et votre situation, mais qui manque de rigueur… Il n’existe aucune raison concrète qui vous permette d’affirmer que vous finirez par l’attraper. Ce n’est pas une question de flair. La solution, si elle existe, sera due à l’emploi de moyens plus complexes. Plus scientifiques.
— Le manuscrit d’Ajax…
— Écoutez, cher ami. Ne retombez pas dans les mêmes erreurs. Ce texte, c’est moi qui l’ai traduit. Je le connais bien. Il s’agit de poétique, pas de science. Vous ne pouvez pas analyser cette affaire en vous fondant sur un texte écrit au Ve siècle avant Jésus-Christ… Tout cela est intéressant pour s’échauffer le cerveau avec des images et des métaphores, ou pour enjoliver un de ces romans fantastiques que lisent les dames. Mais ça ne mène nulle part.
Ils se sont arrêtés près de la demeure de Tizón, adossés à un contrefort du rempart situé entre deux guérites. Près de la plus proche, on peut voir bouger de temps en temps la forme d’une sentinelle, couronnée par le léger scintillement d’une baïonnette. En face, on devine les silhouettes noires, coques et mâts, des navires espagnols et anglais ancrés à peu de distance. La nuit est si sereine que même la mer est immobile. La masse obscure et liquide reste silencieuse, immense, dans son odeur de rochers dénudés, de sable et d’algues de la marée basse.
— Parfois, poursuit Barrull, quand nos sens ne parviennent pas à pénétrer certaines causes et leurs effets, nous recourons à l’imagination, laquelle est le plus suspect des guides. Mais il n’y a rien dans le monde qui sorte de l’ordre naturel. Chaque mouvement, j’insiste, répond à des lois constantes et nécessaires… Acceptons, donc, ce fait rationnel : l’univers à des clefs que nous ignorons.
Tizón jette le mégot de son cigare dans la mer.
— Les mortels, dit-il, peuvent connaître beaucoup de choses quand ils les voient, mais nul ne devine comment seront les choses à venir…
Barrull émet un petit soupir de réprobation. Ou de lassitude.
— Vous et Sophocle, vous commencez à m’échauffer les oreilles. Même dans le cas peu probable, encore que pas impossible, où le meurtrier connaîtrait le texte et où celui-ci lui aurait donné des idées, cette quatrième fille assassinée avant la bombe en ferait un détail secondaire. De la menue monnaie, dans cette tragédie… Si j’étais vous et si j’étais si sûr de ce que vous affirmez, je consacrerais mon temps à établir où et quand tomberont les prochaines bombes.
— Oui, mais comment ?
— Ça, je ne sais pas. – Le rire de Barrull résonne dans l’obscurité. – Peut-être en demandant aux Français ?